Comment nos villages gaulois résistèrent-ils aux Romains… ?
par Philippe Barjaud
Il y a exactement 2142 ans, les légions romaines plantaient leurs emblèmes victorieux entre la Clape et les Corbières, sur le site qui s’appellera un jour Narbonne. Contrairement au célèbre village gaulois de la BD, le royaume des Élisyques, et donc également la région de Capestang, ont fini par tomber aux mains des Romains. Comment cela est-il arrivé ? C’est le thème du quatrième épisode de ma série consacrée à nos ancêtres.
Les articles précédents m’ont permis de remonter à la recherche de nos ancêtres, des plus anciens connus, au Paléolithique (entre 200.000 et 100.000 ans avant notre ère), jusqu’aux Gaulois, en passant par les Néolithiques. La dernière période de ce qu’on appelle la Protohistoire (1) a permis de découvrir le premier peuple indigène à avoir « administré » notre région, dont l’Histoire aura retenu le souvenir, les Élisyques. Et nous avions ensuite vu au 3ème siècle avant notre ère l’arrivée des Celtes des tribus des Volques Tectosages et des Longostalètes, les premiers véritables Gaulois.
Au même moment, dans la péninsule italienne, une grande puissance a vu le jour, Rome, fondée en – 753, Royaume jusqu’en – 509, et maintenant République, l’Empire ce sera plus tard, en –27. Entre –265 et –146, Rome a livré trois guerres victorieuses – dites « Puniques » – contre l’autre puissance régionale, Carthage, qui régnait sur le Nord de l’Afrique et la péninsule ibérique. Maintenant, Rome souhaite conforter ses nouvelles possessions en Hispanie, et pour cela, elle doit sécuriser l’accès terrestre entre les Alpes et les Pyrénées, une région peuplée de Ligures belliqueux et de Gaulois (Salyens, Volques, etc.) plutôt remuants.
Si les premières opérations militaires s’engagent en –154 dans la région de Nice, la prise du contrôle effective du pourtour méditerranéen de la Gaule Transalpine débute en –125. Elle prendra quatre ans, sous le commandement des consuls Cnaeus Domitius Ahenobarbus et Quintus Fabius Maximus. Une fois la conquête achevée, le premier acte des Romains est la réfection de l’antique voie Héracléenne, qui n’est pour le moment qu’un chemin creux en terre battue. Le but est de faciliter le passage des légions sur une route moderne, ce sera la « Via Domitia » ou voie Domitienne. Au début, elle passe par Capestang, mais ensuite, pour faire plus court et tirer plus droit entre Béziers et Narbonne, elle coupera directement à travers l’étang, en dessous du Viala.
Leur deuxième acte est la création en –118 de la colonie de « Narbo Martius », aujourd’hui la ville de Narbonne (2). « Narbo », ou « Naro », car c’est le nom de la ville et du port indigènes établis autour de l’oppidum de Montlaurès, et « Martius », pour mettre la nouvelle cité sous la protection de Mars, le dieu de la guerre. L’opération n’offre que des avantages, comme l’écrit Michel GAYRAUD :
« Elle permit, en effet, d'installer sur un bon terroir agricole des citoyens appauvris et de leur faire partager les bénéfices de la conquête toute récente de la Gaule méridionale. On peut estimer à deux mille environ le nombre des colons qui vinrent ainsi de différentes régions d'Italie […]. En outre, la fondation de Narbonne tendait à satisfaire les intérêts des hommes d'affaires : elle offrait à Rome un carrefour de première grandeur et lui assurait le contrôle de circuits commerciaux depuis longtemps mis en place. »
A ces premiers colons s’ajoutent en – 45, à la fin de la Guerre des Gaules, nombre de vétérans de la 10ème légion de Jules César. On leur attribue des terres, selon un découpage cadastral régulier appelé « centuriation », dont la trame apparaît encore parfois dans le cadastre moderne, deux mille ans plus tard. Ils y construisent leurs résidences et des dépendances agricoles, ce sont les fameuses « villae », dont le nom se retrouve de nos jours dans les lieux-dits « Viala », comme le hameau situé à l’extrémité sud-est de la commune.
C’est ainsi que le territoire actuel de Capestang compte pas moins de 45 villae ou fermes romaines (3), qui seront exploitées pendant de nombreux siècles, jusqu’au Moyen-Âge, et dont certaines sont peut-être à l‘origine des domaines d’aujourd’hui, comme Sélicate ou Sibadiès. Mais la plupart ont entièrement disparu sous le soc des charrues et les vicissitudes de l’Histoire. Seuls quelques tessons de céramique, quelques fragments de tuiles, glanés ici ou là entre les rangs de vigne, témoignent encore de leur présence, et nous donnent un aperçu du mode de vie de ces colons romains.
Un autre héritage de la présence des Romains dans notre région est en revanche bien vivant. Lequel ? Eh bien, il est là, sous vos yeux. C’est la langue dans laquelle j’écris, et plus encore celle qu’ont utilisée nos aïeux, l’occitan, qui dérive directement du latin populaire, et qui a donné tant de noms de lieux… Fonclare ? « Fons clara », la source limpide… Capestang ? « Caput stagni », la tête de l’étang...
Je me pose maintenant une dernière question. Mais que sont devenus nos ancêtres élisyques ou gaulois ? Ont-ils disparu, laissant tranquillement la place aux nouveaux venus ? Il faut croire que non, puisque même après la fondation de Narbonne, des interventions armées sont encore nécessaires jusque vers –70, au moment où la Province de Gaule transalpine, ou Narbonnaise, succède enfin à la colonie initiale. Mais alors, les petits villages gaulois continuaient donc à résister ? Ma foi, ce serait bien conforme au caractère bien connu de Capestang !
Notes
(1) Pour les chercheurs modernes, comme Jean GUILAINE en 2011, le terme de « protohistoire ». définit la période de la préhistoire sans écriture, caractérisée par une économie de production. Elle s'intercale entre la fin du Paléolithique (les « chasseurs-cueilleurs ») et l’Antiquité, et comprend donc le Néolithique, l'âge du Bronze et l'âge du Fer (pour les populations sans écriture).
(2) Danielle ROMAN exprime une autre hypothèse. Les Romains auraient déjà pris pied à Narbonne bien avant –118, depuis la fin de la deuxième guerre Punique, puisqu’il occupaient alors l’Hispanie. Ils y auraient créé un « forum », une installation provisoire servant de lieu d'échanges avec les populations et de ravitaillement pour les troupes.
(3) Pour une description plus précise de ces villae, on lira avec profit l’inventaire du patrimoine « Capestang, histoire et inventaire d’un village héraultais ».
Sources
- « Les deux visages de la conquête de la Gaule transalpine », Danielle ROMAN, in « Études héraultaises », 1996
- « Autour de la Domitienne », Monique CLAVEL LÉVÊQUE, 2014
- « Les Gaulois du Midi, de la fin de l’âge du Bronze à la conquête romaine », Michel PY, Ed. Errance - Acte Sud, 2012
- « Le problème des sources de la conquête de la Gaule Narbonnaise », in « Dialogues d’Histoire ancienne », Ethella HERMON, 1978, pp 135-169
- « Narbonne antique des origines à la fin du IIIe siècle », Michel GAYRAUD, Revue archéologique de Narbonnaise, Supplément 8, 1981
- « Capestang, histoire et inventaire d’un village héraultais », collectif, 2011