21 avril 1907 à Capestang

par Paul Albert


Un des plus grands quotidiens parisiens rend compte du meeting de Capestang. Un journal républicain, mais très conservateur qui vient de se distinguer par des positions anti-dreyfusardes. Ses analyses conviennent aux manifestants qui ont décidé de publier l’article dans le numéro 2 de leur revue, le Tocsin.


 Le petit journal

 Dépêche de notre correspondant

 Béziers 22 avril 1907

 

Dès une heure de l’après-midi, la ville de Capestang, où toute la population de la région devait tenir hier le meeting de protestation contre la fraude des vins, précédemment annoncé, présentait une animation extraordinaire. De toutes les communes à vingt kilomètres à la ronde tous les habitants étaient venus. Des milliers de véhicules de toutes sortes, charrettes, voitures, jardinières, formaient des files ininterrompues sur les routes. Sur tous les véhicules, flottait le drapeau tricolore et se dressaient les pancartes portant les inscriptions suivantes : « Nous voulons du pain ! » - « Pas de revenu ! Pas d’impôts ! »- « La guerre à la fraude!» - « Le Midi veut vivre ! »- « Il veut du pain ! » -  « Misère générale ! »

 

A deux heures, le cortège qui s’est formé sur l’avenue des Quatre Routes Nationales, désignée comme lieu de concentration, se dirige vers la ville. L’affluence est tellement énorme à ce moment qu’on ne peut littéralement remuer. On évalue à 15000 le nombre des manifestants qui sont venus dans le canton du département de l’Hérault désigné pour cette réunion parce qu’il est situé sur les confins du département de l’Aude.

 

Les habitants se groupent autour du drapeau de leur commune qui leur sert de signe de ralliement. On se montre les personnalités qui sont à la tête du mouvement. Il y a là un très grand nombre de maires et conseillers municipaux des départements de l’Aude et de l’Hérault.

 

Au signal donné par M. Marcelin Albert d’Argeliers, promoteur du mouvement, l’immense cortège s’ébranle et se dirige vers la Place de la Liberté où doit se tenir le meeting. La place est envahie en un clin d’œil. C’est une véritable marée humaine. Il y a des gens installés en grappe jusque sur les arbres et sur les toits. Un coup de clairon retentit. Le silence se fait aussitôt.

 

Le maire de Capestang adresse un salut fraternel à toutes les délégations qui se sont rendues à l’appel du comité de défense viticole et dit :

 

« Nous souffrons tous d’une crise terrible et la viticulture se meurt. Devons-nous accepter la mort sans lutter et sans nous défendre ? Non ! Non !

 

Et bien alors, luttons, luttons encore ! Luttons toujours ! Toute question politique ou religieuse doit être écartée. Il faut que tous ceux qui vivent de la vigne, sans distinction de parti, s’unissent étroitement. C’est par l’union que nous vaincrons tous les obstacles. Il importe que nous marchions tous, la main dans la main, à la conquête de nos légitimes revendications. A bas la fraude ! Vive le vin naturel ! »

 

Une tempête d’applaudissements et de bravos souligne cette allocution. On procède ensuite à la formation du bureau. Le maire de Capestang est nommé président à l’unanimité.

 

 

Immédiatement après, M. Marcelin Albert s’écrie :

 

« Vignerons ! ouvriers ! commerçants Le moment n’est plus aux grands discours. Il est temps de passer aux actes ! La Fédération de tous les départements viticoles s’impose ! La viticulture méridionale agonise ! Unissons-nous, tous sans distinction de partis, sans distinction de classes ! Pas de jalousies ! Pas d’ambition ! Pas de haine ! pas de politique ! Tous au drapeau de défense viticole ! le Midi si florissant, le Midi si fertile se meurt ! Au secours ! Camarades, unissons-nous tous ! Que le sang gaulois et français circule dans nos veines et dans un même élan fraternel, écrivons une belle page d’histoire méridionale. Les générations futures viendront s’y retremper pour la défense de leurs droits, de leur indépendance, de leur liberté ! »

 

Puis M. Bourges d’Argeliers parle sur l’organisation du mouvement en assurant que tous les moyens légaux ou illégaux seront bons pour obtenir satisfaction.

 

M. Paul Ollié de Béziers fait un tableau pitoyable de la situation et engage les populations viticoles à marcher unies « contre la horde qui s’est enrichie au détriment de la propriété, contre les fraudeurs. »

 

M. Aubinel de Coursan dit qu’il faut marcher vite car il est nécessaire d’arriver avant les vacances parlementaires.

 

 

A l’issue du meeting, les divers comités de défense, qui sont au nombre de 19, se réunissent dans les bâtiments de l’école pour s’occuper des questions d’organisation qui doivent hâter et développer le mouvement de protestation. Il est décidé qu’une fédération va être formée. Elle se réunira soit à Narbonne, soit à Béziers et sera chargée de décréter les mesures que dictera la situation. On y ébauchera le plan que la fédération sera appelée à suivre et que les viticulteurs devront soutenir par tous les moyens. On demandera la démission de tous les corps élus et on conseillera le refus de payer les impôts. Mais il importe que la fédération soit d’abord établie. On passera ensuite aux actes.

 

Cette manifestation n’a été troublée par aucun incident. Devant ces 15000 personnes, il n’y a pas eu un seul agent de la force publique ; la brigade de gendarmerie de Capestang, au milieu de la foule silencieuse, a suffi pour assurer le service.

 

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Les ravages du phylloxéra dans les années 1870/1880, une consommation en hausse, ont engendré des cours élevés du vin pendant des années. En réponse, la reconstruction du vignoble s’est effectuée avec des méthodes plus productives et des cépages à gros rendements comme l’aramon. Désormais, malgré une demande toujours soutenue, les marchés sont saturés et les cours s’effondrent. Une crise de surproduction s’est installée. Si certains observateurs l’ont diagnostiquée, la plupart des contemporains en rejettent la responsabilité sur une fraude certes avérée, mais dont le rôle est marginal.

 

 

Dans le Midi qui directement ou indirectement, ne vit alors que de la vigne, beaucoup se trouvent dans une situation désespérée.

 

Le 11 mars, sous l’impulsion de Marcelin Albert petit propriétaire et ancien cafetier d’Argeliers, une délégation de 87 personnes a alerté une commission venue enquêter sur ces problèmes à Narbonne. Le soir même, ce groupe a donné naissance au comité de défense viticole d’Argeliers et a décidé de poursuivre le mouvement par l’organisation de meetings alertant l’opinion. La manifestation de Capestang s’inscrit dans cette démarche.

 

 

En ce 21 avril, la dynamique impulsée est déjà impressionnante.

 

Si le 24 mars ils n’étaient que 300 à Sallèles, ils étaient 600 à Bize le 31 mars, 1000 à Ouveillan le 7 avril et 5 à 10000 à Coursan le 14. Combien sont-ils à Capestang ? Le Petit Journal, le monarchiste l’Eclair, tous deux opposants déclarés au gouvernement Clémenceau, nous disent 15000.  La Dépêche qui le soutient les évalue à 5000. Jules Rivals, bon observateur, en a vu 12000. Alors qu’après tout, il n’a pour l’instant concerné qu’une micro-région rurale autour d’Argeliers, le mouvement suscite à ce point l’attention que la presse parisienne s’y intéresse.

 

Il faut dire qu’un mois à peine après sa création, son organisation est remarquable.

 

 Il vient de se doter de son propre organe de presse. Le 1er numéro du Tocsin a été distribué lors du meeting de Capestang.

 

 

A l’issue d’une concertation sûrement dans les locaux de l’école de garçons (actuel collège), 19 comités de défense ont décidé de donner naissance à une fédération qui selon Marcelin Albert, devra s’étendre à l’ensemble des départements viticoles.

 

Cette foule, pourtant aux abois, parce qu’elle est confiante dans sa force et la justesse de sa revendication, fait preuve d’une extraordinaire discipline. Aucun incident à déplorer malgré une quasi absence des forces de l’ordre et il en sera ainsi jusqu’à la monstrueuse manifestation de Montpellier groupant 500 000 personnes !

 

Il faut dire que les responsables ont défini une ligne de conduite clairement énoncée à Capestang. Obtenir une législation anti-fraude avant les vacances parlementaires en utilisant en dernier ressort, l’arme de la grève de l’impôt et la démission des élus locaux.

 

 

Pourquoi ce choix de Capestang ?

 

Le journaliste a raison de l’expliquer par la volonté d’étendre le mouvement aux habitants de l’Hérault et on remarquera que le Biterrois Paul Ollier a été invité à prendre la parole.

 

 

Mais ce n’est pas la seule raison. Marcelin Albert a insisté dans son intervention sur la nécessité de s’unir sans distinction de partis ni de classes. Or, pour l’instant, cette revendication née de la volonté des propriétaires, se heurte aux réticences des ouvriers. La crise a donné lieu à une montée du chômage, a des menaces sur les salaires et pour la première fois des grèves, parfois très dures comme à Cruzy, se sont multipliées . Mais ces ouvriers sont dans une situation ambivalente : Ils pâtissent de leur statut précaire de journaliers, mais la plupart sont aussi des micro-propriétaires qui ne peuvent pas demeurer éternellement insensibles au discours de manifestants.

 

Le jeune parti socialiste n’est pas très enclin non plus à épouser un mouvement qu’il juge corporatiste. Le docteur Ferroul, maire socialiste de Narbonne, n’est pas présent à Capestang. Il ne s’y engagera qu’à partir du 5 mai pour peu à peu en prendre la tête.

 

 

Or, Jean Casamia, maire de Capestang et conseiller général, est aussi socialiste. Mais ce petit propriétaire qui s’est dit également épicier au recensement de 1906, vient de sauter le pas et les organisateurs doivent compter sur lui pour étendre le mouvement.

 

C’est sûrement l’autre raison qui explique le choix de Capestang bien que le lieu ne s’y prête guère. On nous dit que le meeting s’est déroulé Place de la Liberté ; comment ont-ils fait ? Réduite à la partie haute de l’actuelle place Jean Jaurès, ce n’est qu’une minuscule placette.