par Christine Espallargas-Moretti
Il y a 716 ans exactement, en juin 1306, un évènement brutal et majeur s’est déroulé dans le royaume de France, sous le règne de Philippe IV le Bel. Evènement majeur du Moyen Age, qui eut pour conséquence de vider la France d’une partie de sa population (100 000 personnes concernées[i]). Peu connu, cet épisode de l’Histoire de France, n’en fut pas moins terrible pour les hommes, les femmes et les enfants qui l’ont subi.
A la fin de la première semaine de juin 1306, Philippe Le Bel, publie un édit d’arrestation des juifs du royaume puis, le 21 juin, par une ordonnance royale, la saisie de leurs biens est lancée, suivie d’un édit d’expulsion dont la date butoir est fixée au 22 juillet 1306[ii]. En quelques semaines à peine, les communautés juives de France quittent les territoires où elles vivaient depuis plusieurs générations, en y laissant tous leurs biens !
Après leur départ, les ventes aux enchères commencent et dureront plusieurs années. Elles viendront enrichir les caisses du trésor royal.
L’âge d’or languedocien
En Languedoc, cette rupture intervient après une longue période de tolérance entre le XIe et le XIIIe siècle. Malgré un antijudaïsme latent, les échanges culturels, notamment entre médecins juifs, arabes et chrétiens ont été à leur apogée. Cette période est souvent qualifiée d’âge d’or languedocien pour les juifs occitans.
Armand Lunel, écrivain français d’origine juive, écrit en 1975 dans son ouvrage « Juifs du Languedoc, de la Provence et des États français du pape », à propos de cette période :
« Sous le ciel des troubadours et par la douceur native des tempéraments, l’âpreté des rapports entre l’Église et la Synagogue put peu à peu se réduire et le poids de la réprobation théologique s’alléger jusqu’à rendre pacifique la cohabitation des chrétiens et des Juifs. »
Dans les principales villes, Montpellier, Béziers, Narbonne, Nîmes, Carcassonne, des communautés juives importantes sont implantées, ainsi que dans les petites villes : St-Gilles, Lunel, Posquières (ancien nom de Vauvert) Pézenas, Clermont-l’Hérault, Capestang[iii] …
Posquières et Lunel, surnommé « Petite Jérusalem » sont alors des centres intellectuels très actifs, où l’on étudie et où l’on enseigne la Torah.
A Capestang, petite ville prospère de 4000 habitants, ce sont environ 30 familles juives[iv], peut-être plus, qui y vivent depuis de nombreuses décennies. Parmi les juifs capestanais, on compte des notables et des intellectuels, proches de savants narbonnais et biterrois. En 1246 des chefs de la communauté capestanaise assistent à Narbonne à la controverse soutenue par Meïr ben Siméon, représentant des juifs narbonnais, qui expose devant l’archevêque de Narbonne, les doléances des juifs contre la politique de Saint-Louis à leur encontre[v]. A la fin du XIIIe siècle, Abraham Bedersi, célèbre poète juif de Béziers, écrit une élégie sur David de Capestang et ses fils Meïr et Bonsenior, morts tragiquement, lors de la croisade d’Aragon en 1285. Au début du XIVème siècle, peu avant l’expulsion de 1306, quinze rabbins[vi] capestanais soutiennent le grand philosophe juif, Abba Mari de Lunel dans sa controverse des écrits de Maïmonide.
A l’instar des autres communautés languedociennes, les juifs de Capestang possèdent vraisemblablement terres, échoppes, demeures... Ils peuvent être artisans, marchands, cultivateurs, vignerons,[vii] et pratiquent le prêt d’argent, activité qui leur est réservée, car interdite aux chrétiens.[viii]
Soumise à la juridiction de l’archevêque de Narbonne, grand propriétaire terrien et seigneur de Capestang, la communauté juive capestanaise bénéficie d’une charte en franchise, octroyée au XIIIe siècle, par Gui Foulquois, archevêque de Narbonne puis pape sous le nom de Clément IV. Confirmée par son successeur, cette charte place la communauté juive sous la protection et la sauvegarde de l’archevêque. Les juifs de Capestang ont alors la liberté d’y résider librement, avec les mêmes droits que les chrétiens. Ils sont exemptés des quêtes municipales et de la garde du château[ix]. Ils vivent vraisemblablement dans le quartier St-Just, près de la porte de Narbonne, au sud de la ville, où la communauté possède un four à cuire le pain[x] et possiblement une synagogue[xi] (?). Ce quartier est aujourd’hui celui où se situe la rue Gambetta et ses proches alentours. Mais il ne subsiste aujourd’hui aucun vestige visible de cette présence juive.
De l’émergence de persécutions à la saisie et à la vente des biens
Dans le courant du XIIIe siècle et depuis la croisade des Albigeois et le rattachement des terres languedociennes au royaume de France, des persécutions du pouvoir royal envers les communautés juives émergent et s’accentuent, sur la base de considérations politiques et religieuses mais aussi bassement financières. A Capestang, malgré la protection archiépiscopale et la charte en franchise, les juifs capestanais, considérés comme juifs du roi, sont contraints, à la fin du XIIIe siècle de payer les tailles royales. Un certain nombre de juifs capestanais, peut-être des marchands, partent alors habiter à Narbonne, pour échapper à l’impôt royal. Cet exode est à l’origine de nombreux conflits entre l’archevêque, le vicomte de Narbonne et le fisc royal et conduit l’archevêque à intenter, peu avant l’édit d’expulsion de 1306, un procès au roi devant le Parlement de Paris.
Mais Philippe Le Bel n’épargnera ni les juifs de Capestang ni ceux de Narbonne. Comme l’ensemble des autres communautés du royaume, Capestang fut frappé par l’édit d’expulsion du 21 juin 1306. C’est vers l’Aragon, le Roussillon et la Provence qui n’était pas encore rattachée à la couronne française, que les juifs languedociens trouvent refuge.
Les enchères puis les ventes des biens immobiliers commencent dès aout 1306 jusqu’en septembre 1311.
Le recouvrement des créances juives nécessite plus de temps car les livres de créances saisis sont rédigés en hébreu. Certaines déclarations de dettes sont fausses. On demande alors à certains juifs de revenir pour aider à recouvrer leurs créances.
Le 13 mai 1307, Philippe le Bel mandate Gérard de Cortone, chanoine de Paris, liquidateur des biens juifs pour « se transporter dans la sénéchaussée de Carcassonne et plus spécialement dans les cités et diocèses de Narbonne et de Pamiers, sans oublier le lieu de Capestang » pour poursuivre la vente des biens.[xii]
De nombreuses sources et archives existent et relatent les saisies, les ventes et les opérations de recouvrements des créances juives à Narbonne. Pour Capestang, les sources sont plus rares. Aucune ne témoigne du passage de Gérard de Cortone. Toutefois quelques informations nous sont parvenues[xiii] :
- En 1306, Mosse de Capestang, vivant à Montpellier, propriétaire d’une maison dans sa localité de naissance est spolié.
- En 1326, a lieu une vente d’hôtels ayant appartenu à des juifs de Capestang, pour 80 livres tournois.
- Astruc de Provence était propriétaire de beaux immeubles à Capestang qui furent vendus après l’expulsion.
En 1315, Louis X le Hutin, fils de Philippe le Bel rappelle les juifs. En 1322, son frère Charles IV le Bel prononce une nouvelle expulsion. En 1360, Jean II le Bon leur ouvre à nouveau le royaume mais le port de la rouelle est ré-institué. Ce sont chaque fois des « retours temporaires, subordonnés à des droits d’entrée ». Peu reviennent. Entre temps, l’antijudaïsme s’est fortement développé en France. En 1394, l’expulsion définitive est prononcée par Charles VI le Fou.
Ce n'est qu'avec le Siècle des Lumières (XVIIIe siècle) et les apports de la Révolution de 1789, que les Juifs retrouveront peu à peu des droits et une place dans la société française.
A Capestang, aucun vestige architectural, aucune mention dans la toponymie n’a laissé de trace. Seule l’existence du four juif près de la porte de Narbonne est relativement connue, parce que mentionnée dans l’inventaire de l’archevêque de Narbonne.
L’histoire de la communauté juive médiévale de Capestang a disparu de la mémoire collective. Elle est enfouie dans les cartons d’archives et peut-être dans des vestiges archéologiques médiévaux, aujourd’hui inaccessibles.
Il nous reste les livres d’historiens pour en trouver quelques maigres éléments, que nous avons tenté de restituer dans cet article.
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Quinze rabbins capestanais ayant soutenu Abba Mari de Lunel dans sa controverse
des écrits de Maïmonide (début XIVe siècle).
(Source : Histoire littéraire de la France, Rivet de la Grange, Antoine, 1683-1749. Académie des inscriptions & belles-lettres (France). Bénédictines. Congrégation de Saint Maur, page 688)
1. Nathan
hak-Kohen bar Abraham
2. Salomon bar Jacob (bar Nethanel, selon l'édition), de Lunel
3. Samuel
bak-kohfn bar Moïse
4. Jacob bar Çadoq
5. Moïse hak-Kohen bar Joseph
6. Abraham Cohen bar Nathan
7. Abraham Cohen bar Samuel
8. Moïse bar
Lévi
9. Nethanel bar Abraham
10. Isaac Cohen bar Moïse Cohen
11. Abraham bar Jehouda
12. Moïse bar Jehouda
13. David bar Josepli
14. Benjamin bar Isaac
15. Schem Tob bar Nehemiyah
[i] 1306. L’expulsion des juifs du royaume de France, Céline Balasse, Bruxelles, De Boeck, 2008
[ii] Présence juive en Bas-Languedoc médiéval, dictionnaire de géographie historique, Michaël Iancu et Danièle Iancu-Agou, Editions Cerf Patrimoines, janvier 2022
[iii] Juifs d’Occitanie, une histoire méconnue, Michael Iancu, Canal d’Oc production, Hors-série, décembre 2020
[iv] Note de Claire Soussen, Etude hébraïque de Narbonne au Moyen-Age, Séminaire de printemps, Lagrasse (Aude) 2021,
[v] Etude sur la condition des Juifs de Narbonne du Ve au XIVe siècle, chapitre 12, Appendice 1 : les Juifs de Capestang, Jean Régné, 1908
[vi] Gallia Judaica, dictionnaire géographique de la France, d’après les sources rabbiniques, Henri Gross, 1897
[vii] Responsum du Rashba, Salomon ben Adret de Barcelone, mentionne que des chrétiens achètent du vin casher à des Juifs de Capestang
[viii] Etude sur la condition des Juifs de Narbonne du Ve au XIVe siècle, chapitre 12, Le commerce de l’argent. Jean Régné, 1908
[ix] Inventaire des archives de l’archevêque de Narbonne, tome 4, f° 86
[x] Inventaire des archives de l’archevêque de Narbonne, tome 1, f° 596
[xi] Notes pour servir l’Histoire de Capestang par un capestanais, Fernand Pigot, 1880
[xii] Les juifs du Languedoc, antérieurement au XIVe siècle, Gustave Saige, 1881
[xiii] Présence juive en Bas-Languedoc médiéval, dictionnaire de géographie historique, Michaël Iancu et Danièle Iancu-Agou, Editions Cerf Patrimoines, janvier 2022
Principales villes où résidaient des communautés juives avant 1394
(Source Jewish Encyclopedia Volume 5)